Kvod HaRav,
Je me permets de vous poser une question complexe mêlant éthique, Halakha et sécurité nationale.
Je fais référence à une femme juive qui a infiltré pendant plusieurs années le régime iranien.
Pour réussir sa mission, elle a publiquement adopté l’islam chiite, s’est habillée et comportée comme une croyante, a rédigé des articles de propagande en faveur du régime, et s’est rapprochée des cercles du pouvoir jusqu’à interviewer le président iranien Raïssi.
Elle a ensuite affirmé dans un blog avoir agi pour infiltrer l’Iran au profit du Mossad.
Elle a surtout tissé des relations très proches, voire intimes, avec des non-Juifs, possiblement pour obtenir des informations sensibles. Elle se faisait passer pour une musulmane croyante, fréquentait les épouses de généraux, posait des questions subtiles, participait à la vie religieuse locale, etc.
Ma question est la suivante :
Est-il permis halakhiquement à une femme juive de commettre des actes interdits (avérot) — comme des relations avec des non-Juifs, des conversions religieuses simulées, des gestes de culte idolâtres ou blasphématoires — si cela est fait pour sauver des vies juives ou protéger Israël, dans un cadre de guerre secrète ou de renseignement militaire ?
Existe-t-il des précédents halakhiques (guemara, poskim, responsa contemporains) qui permettent de trancher dans ce genre de situation, notamment dans le cadre du Mossad, ou de guerre d'information contre des ennemis d’Israël ?
Plus spécifiquement : est-ce que le principe du Pikoua’h Nefesh peut justifier — ou à l'inverse ne justifie pas — le fait qu’une femme juive ait des relations sexuelles avec des goyim dans une mission secrète au service d’Israël ?
Je cherche une réponse honnête et détaillée, sans jugement sur la personne, mais pour comprendre les limites de la Halakha dans ces situations extrêmes, et savoir si ce type de messirout nefesh est une mitsva, une tragédie ou une faute.
Merci infiniment pour votre éclairage, Rav.
Réponse de Rav Gabriel DAYAN
Bonjour,
Il y a lieu de permettre une telle chose sous certaines conditions.
Explications :
Votre question concerne deux des interdits les plus graves de notre sainte Torah : les relations interdites et l’idolâtrie. Vous vous demandez quelles sont les limites de ce qu’une femme espion a le droit de faire, lorsqu’elle vit sous une fausse identité dans un pays ennemi, afin de recueillir des informations pour son pays ou de mener des opérations de sécurité ?
Lorsqu’il s’agit de la sauvegarde de l’ensemble du peuple d’Israël, il n’est pas rare que des renseignements obtenus par un agent infiltré dans un pays ennemi aient joué un rôle crucial, voire décisif, dans la victoire militaire et dans la protection de la population toute entière.
Cette question a été soulevée au fil des années par des hommes et des femmes travaillant pour les services de sécurité, qui, dans le cadre de leur mission, devaient s’intégrer totalement à la société locale et dans le cadre de leur mission, il fallait parfois participer à des rituels religieux, ou même d’établir des relations de couple ou des relations sexuelles, considérées comme des transgressions graves selon la Halakha.
Nos maîtres, les Posskim, traitent de ce sujet à la lueur des enseignements du Talmud et des Richonim qui, en fait, ont déjà répondu à cette question, mais de manière assez brève. Voici un modeste résumé de la problématique :
1. Le principe de Pikoua’h Néfech [sauver une vie en danger de mort] permet de transgresser la majorité des Mitsvot de la Torah, comme le Chabbath, Yom Kippour, la Cacherout, etc. Voir, par exemple, Yoma 82a, 85b, Choul’han Aroukh - Ora’h ‘Haïm, chapitre 328, Halakha 2 et chapitre 329, Halakha 1.
2. Ce principe a trois exceptions, appelées יהרג ואל יעבור [« Yéhareg Véal Ya’avor » - Il faut se laisser tuer plutôt que transgresser] : A. Avoda Zara – idolâtrie, B. Guilouy ‘Arayot – relations interdites, C. Chefikhout Damim - tuer.
3. Ces trois interdits ne peuvent pas être transgressés, même s’il s’agit de sauver une vie. Talmud Sanhédrin 74a, Rambam, Hilkhot Yessodé Hatorah, chapitre 5, Halakha 1-3, Choul'han ‘Aroukh - Ora’h ‘Haïm, chapitre 157, Halakha 1.
4. La Halakha considère que les relations sexuelles interdites [et bien d’autres actions semblables, tel que le Yi’houd - Isolement, par exemple] font partie de Guilouy Arayot, et sont donc interdites même pour sauver une vie. Rambam, Hilkhot Yessodé Hatorah, chapitre 5, Halakha 1-2 : « Si on lui dit : transgresse [et tu vivras], ou tu mourras, il doit se laisser tuer plutôt que de transgresser dans les cas d’idolâtrie, de relations interdites, ou de meurtre. »
5. Dans les écrits de nos maîtres, les Posskim, on traite de « missions secrètes pour sauver des vies ». Quand il s’agit de sauver un grand nombre de personnes, et encore plus, quand il s’agit de sauver tout le peuple juif ou une partie bien considérable, la Halakha peut être différente. On peut, cependant, remarquer qu’en ce qui concerne la transgression des trois interdits précités [paragraphe 2], il y a plusieurs opinions [même] lorsqu’il s’agit de sauver la vie.
6. Les versets racontent que Yaël a eu plusieurs relations avec Sissera [le général des armées de Yavin, le roi de ‘Hatsor] dans le cadre d’une opération visant le sauvetage du peuple juif. Ceci lui a permis de le tuer dans sa tente et d’apporter une victoire à son peuple. Elle a été louée pour cela et elle est même comparée à Sarah, Rivka, Ra’hel et Léa. Voir Choftim - Les Juges, chapitre 4, versets 18-24 et Talmud Nazir 23b, Yebamot 103a.
7. Nos Sages, les ‘Hakhamim, déduisent de l’action de Yaël : "Un péché transgressé pour une bonne cause à la « même valeur » qu’une Mitsva accomplie [mais] sans de bonnes intentions." Talmud Nazir 23b [à ce sujet, voir plus bas, la conclusion].
Cet enseignement de nos Sages semble, donc, montrer qu’elle avait le droit de transgresser l’interdit des relations interdites pour sauver des vies. Mais une question s’impose : comment comprendre qu’elle ait eu ce droit, et même le mérite, d’agir ainsi alors que nous avons vu précédemment, que même en cas de danger de mort, il faut plutôt se laisser tuer que de fauter ?
8. Tossefot, passage Véha Esther sur Talmud Sanhédrin 74b mentionne l’avis de Rabbénou Tam selon lequel, le rapport avec un non-juif est certes une grave interdiction mais il n’est pas touché par le principe « Yéhareg Véal Ya’avor » et donc, il n’est pas obligatoire de se laisser tuer plutôt que de transgresser cette faute.
9. Rabbénou Nissim, Tossefot [passage Véha sur Talmud Nazir 23b] et de nombreux autres Richonim mentionnent une autre réponse [קרקע עולם - non explicable dans le cadre de ce forum]. En ce qui concerne Esther : il est vrai qu'elle fut emportée dans la palais royal contre son gré mais une fois sur place, elle aurait pu refuser d'avoir des rapports avec A'hachvéroch [elle a, tout de même, consenti et ne s'est pas laissée tuer, pour sauver son peuple].
10. D’après certains Richonim, il faut dire que l’intention de Yaël était uniquement de sauver son peuple, et c’est pourquoi, elle n’était pas soumise à l’obligation de se laisser tuer. Voir Tossefot, passage Vélidroch Léhou sur Talmud Ketoubot 3b et commentaire du Méiri, passage Véyech Gorssim sur Talmud Sanhédrin 74b.
11. Rabbi Yossef Kolon [1420-1480] développe davantage l’explication de cette Halakha et rejoint l’opinion de Tossefot et du Méiri : selon lui des permissions exceptionnelles ont, effectivement, été accordées à Yaël et à Esther [lorsqu’elle s’est présentée chez A’hachvéroch] car elles ont agi non seulement pour sauver une vie, ni même pour sauver un groupe de personnes, mais pour sauver tout le peuple d’Israël. Maharik, réponse 167.
Voici ce qu’il dit à propos de Yaël et Esther : « Il est plus clair que le jour qu’Esther n’a commis aucune faute ; il n’y avait même pas une ombre de transgression dans son acte. Au contraire, elle a accompli une grande Mitsva en sauvant tout le peuple d’Israël. La preuve, c’est que l’Esprit divin [Roua’h Hakodech] est descendu sur elle au moment même où elle s’est rendue chez le roi. Et il serait impensable de dire que l’Esprit divin reposerait sur quelqu’un à travers une action indigne. »
12. Ces derniers siècles, les Posskim sont partagés quant à la possibilité de s’appuyer sur cette opinion de Rabbi Yossef Kolon. Certains en déduisent que cela est permis, même lorsque la femme agit pour sauver une seule personne. D'autres estiment que cela est permis uniquement lorsqu’il s’agit de sauver un très grand nombre de personnes.
13. Parmi ceux qui autorisent, il y a une grande discussion : cette femme est-elle considérée comme « Anoussa » [forcée] et donc, toujours permise à son mari [sauf s’il est Cohen] ou bien, malgré la permission [voire même l’obligation] d’agir ainsi, le fait même d’avoir eu cette relation l’interdit de vivre avec son mari [et il faudrait choisir une jeune fille, non mariée]. Pit’hé Techouva, passage 3 sur Even Haézer, chapitre 178, Tsits Eliézer, volume 18, réponse 1, passage 9, Michné Halakhot, volume 17, réponse 90, Michpat Cohen, réponse 144, Te’houmine, volume 30.
14. Certains recommandent, donc, de préférer, une personne non-juive, sinon, une personne juive mais non mariée ou, à défaut, une femme mariée, dont le mari lui donne un Guèt avant de partir en mission.
15. L’auteur du Noda’ Biyehouda [Tinyana - Yoré Déa, réponse 161], Rabbi Yé’hezkel Landau [1713-1793] reconnaît que lorsqu’il s’agit d’une mission nationale pour sauver le peuple tout entier, une autorisation pourrait exister mais il rejette totalement toute autre [déduction de] permission et explique que les propos du Maharik concernaient uniquement un cas exceptionnel : le sauvetage de l’ensemble du peuple juif.
16. Si, dans les cas d’Esther et de Yaël, il s’agissait clairement de sauver l’ensemble du peuple d’Israël comme l’explique d’ailleurs le Maharik, on trouve dans le Chevout Yaakov [volume 2, réponse 117] une permission même s’il s’agit de sauver un groupe restreint, et pas obligatoirement, tout le peuple. Voici le cas : Un groupe de Juifs voyageait sur la route. Des brigands les ont attaqués avec l’intention de les tuer. Une femme juive, avec le consentement de son mari, s’est offerte volontairement aux agresseurs, et par cet acte, elle a sauvé la vie du groupe entier [voir paragraphe 13 à propos de cette femme : est-elle permise à son mari après son acte ?].
17. Le Rav Kook, dans Michpat Cohen, réponses 143-144, explique que la permission accordée à Yaël de transgresser l’interdit de Guilouy ‘Arayot repose sur une Horaat Cha’a [décision exceptionnelle due aux circonstances] qui découle de la nécessité de sauver l’ensemble d’Israël. Il ajoute que l’on peut et l’on doit risquer sa vie pour sauver le peuple d’Israël et dans des situations extrêmes, on peut permettre à quelqu’un de transgresser certains interdits graves comme des relations interdites si c’est pour sauver le peuple entier. Le fait même de sauver le Klal Israël peut suffire à permettre de telles choses. Mais comme nous l’avons mentionné précédemment, Rabbi Yé’hezkel Landau, l’auteur du Noda’ Biyehouda, pense qu’il faut une décision spéciale d’un grand tribunal, ou même d’un Roua’h Hakodech [inspiration divine].
18. Il est à noter que d’après certains commentateurs, Yaël n’était pas juive ; ce qui limite la possibilité d’en tirer une conclusion Halakhique applicable aux femmes juives. Cette opinion est assez « déconcertante » puisque Rachi, au moins, à deux endroits de ses commentaires, affirme qu’elle était bien juive : A. Les Juges, chapitre 5, verset 6 et B. Talmud Nazir 59a, passage Talmoud Lomar.
19. Le Rav Chlomo Goren [dont les positions ne sont pas toujours reconnues dans certains milieux] traite longuement des « Problèmes Halakhiques au sein du Chabak et du Mossad ». Dans une situation de guerre, ou lorsqu’il s’agit d’un besoin de sécurité nationale, on peut penser à une certaine souplesse même face à des interdits aussi graves que celui des relations interdites ou de l’idolâtrie. Il expose le cas d’un espion envoyé dans un pays ennemi : a-t-il le droit de se marier à femme une non-juive pour pouvoir s’intégrer dans la société locale ?
Il explique : « Malgré tout cela, il semble que nous avons ici une preuve claire que la sécurité d’Israël peut l’emporter sur cet interdit d’avoir des relations sexuelles avec une non-Juive. En effet, on trouve dans le traité Nazir l’expression : « Grande est la faute commise pour une bonne cause ». Cela nous enseigne qu’il ne faut pas comparer la sécurité du peuple tout entier à celle d’un individu. Car même si on ne peut pas transgresser les trois fautes graves pour sauver un individu, peut-être qu’on peut les transgresser pour sauver le peuple tout entier." C’est pour cela que Yaël, qui a pu tuer Sissera, en passant par une transgression, l’a fait et la Torah l’a louée pour cela.
On peut, donc, tirer une leçon pour les services de renseignement israéliens : si on doit impérativement envoyer un agent dans un pays ennemi, et qu’il doit changer d’identité au point d’avoir un faux mariage avec une non-Juive, il est possible de s’appuyer sur le précédent de Yaël, que la Torah considère comme une juste et qu’elle bénit comme Sarah, Rivka, Ra’hel et Léa. »
Il en est de même pour les cultes religieux. Bien qu’il soit « interdit de dire : Je suis idolâtre afin d’échapper à la mort » [car c’est une forme d’acceptation de l’idolâtrie - Yoré Déa, chapitre 157] mais celui qui agit dans le but de sauver l’ensemble du peuple d’Israël peut bénéficier d’une permission car il s’agit d’une « transgression pour une cause juste » [‘Avéra Lichmah]. Voir Ba’yot Hilkhatiyot Bachabak Oubamossad dans Michnat Hamedina.
20. Il est à noter qu'en ce qui concerne l'Islam, de nombreux Posskim pensent qu'il ne s'agit pas d'idolâtrie car les musulmans croient en un Dieu unique. Donc, dans une mission où un agent juif devrait, pour des raisons de sécurité nationale, se faire passer pour musulman ou adopter certains codes de cette religion, cela ne constituerait pas une véritable transgression d’Avoda Zara.
21. CONCLUSION :
La Halakha interdit les relations interdites et l'idolâtrie, même pour sauver une vie. Cependant, plusieurs décisionnaires comme le Maharik, le Noda’ Biyehouda, le Rav Kook, Rav Chlomo Goren [dont les positions ne sont pas toujours reconnues dans certains milieux], Rav Eliézer Waldenberg, l’auteur du Tsits Eliezer, discutent de cas exceptionnels où ces interdits pourraient être suspendus lorsqu’il s’agit de sauver le peuple juif dans son ensemble ou un groupe de personnes. Ils s’appuient sur l'exemple d’Esther dans la Méguila et de Yaël qui a séduit Sissera pour le tuer et sauver Israël, un acte que la Torah loue.
Ainsi, lorsqu'il s'agit de missions de renseignement vitales pour la sécurité nationale, une femme envoyée en mission secrète dans un pays ennemi pourrait, dans des cas bien précis et avec l'encadrement Halakhique nécessaire, recevoir une autorisation exceptionnelle de transgresser certains interdits, si cela permet de sauver tout Israël, et d'après certains décisionnaires, un groupe de personnnes.
Dans Kéter Roch [passage 132], Rav ‘Hayim de Volozhin écrit :
« Concernant "la transgression d’une faute pour une cause noble", notre maître [le Gaon de Vilna] a enseigné que depuis le don de la Torah, aucune transgression n’est permise, même avec les meilleures intentions. Depuis le don de la Torah, nous ne devons pas dévier du moindre commandement de la Torah ou de la parole de nos Sages. Nous les enfants d’Israël, avons reçu des règles claires, des limites, des commandements et des interdictions. Le principe des Sages sur Yaël ["Grande est la transgression pour une cause noble"] relevait d’un cas unique car elle agissait pour sauver tout Israël. »
22. Tout n'est pas dit à ce sujet.
Nous sommes à votre disposition, Bé’ézrat Hachem, pour toute question supplémentaire.
Qu'Hachem vous protège et vous bénisse.